Nietzche et Wagner dans leurs longues promenades sur les falaises embaumées des senteurs méridionales qui les ravissaient puisèrent des sujets de discussion sur ce qui les taraudait. C’est ici que le philosophe allemand écrivit dans son carnet : " Je ne suis pas en état de reconnaître une grandeur qui n’est pas sincère envers elle-même, se jouer à soi-même. La comédie me soulève de dégoût… " On n’échappe pas à l’automne. Les amants y sont comme les feuilles mortes. Ils ne se parlent déjà plus, chargés de souvenirs, arrivés à la pointe de leur passion et qui ne peuvent s’avouer qu’il leur est impossible de poursuivre plus loin.
Place Saint-Marc à Venise. Cet amour toujours renouvelé, réincarné, est une somme toujours enrichie et qui présente une continuité qui lui conforte cette première place pour l’éternité.
Il y a un paysage propice aux adieux. Venise est l'un de ces sommets de l’adieu où s'abandonnent au commun des mortels, le sentiment et le jugement qui s'y séparent simultanément. Le mur est là. Entre nous et cet être que l'on dépouille. Cet être qui est autant le nôtre que celui de l’autre. C’est à ce moment précis que l’on n’a jamais autant aimé celle – ou celui – que l’on quitte. Peut-être est-ce là qu’il me faut chercher cette aversion mais aussi cette attirance pour les quais de gare. Cette angoisse de l’inconnu et le bonheur de la découverte. Et si un quai de gare c’était tout simplement la rencontre entre deux êtres qui ne se connaissent pas, n’ont aucune raison de se regarder, de se parler : " sur quel quai se situe le train pour… l’Amour ".
C’est aussi, peut-être, parce que je n’ose pas sortir de cette gare de petite ville de province où désormais je vis. Petit, je venais voir, la nuit, partir les trains. Je m’imaginais presque que Christophe Colomb commandait la manœuvre. Ce qui amène à penser qu'un quai ouvre sur la mer, la terre mais, surtout vers l'inconnu.
C’était merveilleux l’odeur du charbon, les sifflements des machines et du chef de gare, les gens qui couraient après les wagons qui avaient commencé leur marche vers la vie. Les visages figés contre les vitres et qui agitaient des mouchoirs ou la main. La passerelle dépassée il restait deux lumières rouges sur le dernier wagon et j’attendais qu’elles soient disparues pour reprendre la main de mon grand-père et rentrer à la maison. Un autre quai. Et, calfeutré au fond de mon lit, les draps et couvertures empilées, je rêvais à ce sommet de l’adieu avec ses mystères que je ne parvenais pas, tout comme aujourd’hui encore à comprendre. Alors, sur ce quai de gare qui est devenu ma vie j’attends.
L'exaltation discrète du quai de gare
O qu’elles furent belles, douces, tendres, passionnées, éclairées, toutes aussi discrètes qu’exaltées ces arrivées en forme de départ ! C’est aussi ainsi que je me retrouve désormais sur un quai de gare. Toutefois plus près du butoir car c’est là que chaque soir, le cuisinier du café de la gare m’apporte mon dîner. Et puis, je m’endors en attendant le prochain train. Acte de foi ou patience ? Cadavre immobile déjà embaumé contre l’esprit et l’amour qui n’a pas eu le temps de vieillir je m’accroche à cette image éternelle du " train des têtes couronnées : le " Paris-Simplon-Venise ".
Je reprends chaque soir ma vieille brochure un peu usée datant de 1986 et je me remémore ce voyage si fantastique quand en plus la jeunesse est au rendez-vous, que l’Amour durera le temps du trajet et, qu’une fois de plus, au quai de la grande gare de Venise " Alla Ferrovia " je retrouvais ce fameux quai qui ressemble à tous les autres.
Et je lis avec délectation : " Embarquer à bord du Venice-Simplon-Orient-Express ne consiste pas à prendre n'importe quel train en marche. 17 voitures bleu et or sillonnent l'Europe plus de 30 semaines par an. Le Venice-Simplon-Orient-Express possède 11 voitures-lits construites entre 1926 et 1931 ".
Pour vivre cette aventure comme à l'époque, les cabinets de toilettes ont été restaurés à l'identique et offrent de l'eau chaude produite par de petits poêles. Les autres voitures du train vous replongent également dans les années folles et chaque détail a été étudié pour rester fidèle au train d'époque... Le temps est suspendu... et l'élégance du lieu et de vos compagnons de voyage vous emporte dans une autre dimension, une autre époque…
Chaque passion est unique, seule, première.
C’est au petit matin de septembre 1986, sortant de la gare de Santa Lucia, le terminus devant le grand canal, au petit matin, alors que la brume glissait encore au-dessus des eaux saumâtres et que de partout surgissait une animation totalement inhabituelle que j’ai découvert que le dernier amour n’existe pas. Chaque passion est unique, seule, première. Elle est la résultante de toutes les précédentes. Aucune jalousie à appréhender ou retenir. Cet amour toujours renouvelé, réincarné, est une somme toujours enrichie et qui présente une continuité qui lui conforte cette première place pour l’éternité. Une sorte de chaîne avec autant de maillons que de regards croisés, de corps enlacés, d’épreuves surmontées que l’on ne doit jamais chercher à savoir quand cela a débuté et encore moins vouloir entendre cette fin qui ne ressemble à rien d’autre que cette multitude d’émotions jamais satisfaites et nous invitent dans les moments d’abandons à redresser la tête, aller vers l’inconnu, offrir une rose, saisir une main et se laisser guider vers un autre quai.
Le café Florian à Venise. Cette fois-ci pour monter dans le premier train, car peu importe la destination, seuls comptent le voyage et cette rose encore sans épine qui nous tient la main en pensant, une fois de plus, que l’éternité ne peut durer qu’une seconde.
2004. Les années passées, l'Amour a voulu que cette fois-ci, pour monter dans le premier train - une voiture à moteur que mon innocent libertinage avait figé dans un souvenir utopique - je revienne dans cet espace réduit et si grandiose qu'est Venise. Certes, peu importe la destination, seuls comptent le voyage et cette rose encore sans épine qui nous tient la main en pensant, une fois de plus, que l’éternité ne peut durer qu’une seconde et toute une vie. Mais Venise entretient avec une exquise délicatesse cet Amour qui ne soit pas un mensonge et prenne le sens de la réalité. J'ai cru, une fois de plus que la vérité était illusion et cette dernière une vérité. La question reste entière.
Pascal SERRE